Compte rendu

Julie POUJOL, « Le rapport des Sud-Coréens à la pilosité : un terrain introductif sur ce sujet »

L’objet de la recherche de terrain que j’ai menée en juillet-août 2018 était la pilosité en Corée du Sud.  N’ayant pu correctement préparer mon terrain de recherche avant mon départ, j’ai cherché les lieux propices à la préparation (bibliothèque locale) et à la réalisation de l’enquête une fois sur place.

La première étape de mon travail a été de lire un corpus d’articles sur le corps en Corée ou la pilosité en général1, que j’avais choisis car ils étaient susceptibles de me donner des pistes de recherche. Toutefois, ces textes étaient trop théoriques et ne pouvaient pas entrer dans le cadre d’une enquête de terrain. Dans un deuxième temps, j’ai circonscrit mon enquête à la ville de Séoul, alors que j’avais d’abord prévu de me rendre également à Pusan. J’ai donc cherché des contacts universitaires séoulites et envoyé des courriels détaillant mon objet de recherche à des anthropologues et sociologues sud-coréens et étrangers travaillant à Séoul, notamment de l’Université nationale de Séoul, de l’Université Koryŏ et de l’Université Yonsei. Certains étaient enthousiastes, et m’ont répondu avec des suggestions de lecture sur Internet, d’autres l’étaient moins, ou ne m’ont pas répondu. Dans ces courriels, je leur demandais aussi de transmettre une demande d’entretien à leurs étudiant-es, ce qui a constitué la troisième étape de mon travail.

Seules des femmes ont accepté de se prêter à l’exercice. Le premier entretien se fit avec une étudiante en anthropologie de l’Université nationale de Séoul, qui tint à venir accompagnée d’une amie (du même département d’anthropologie et de la même année qu’elle). L’entretien a duré une heure et demie, pendant laquelle l’interviewée exprimait un intérêt certain pour le sujet et répondait à toutes les questions, son amie intervenant parfois. Il s’est révélé très instructif pour moi qui n’avait jusqu’alors étudié le sujet de la pilosité qu’à travers un journal sud-coréen. Ces deux femmes étaient Chosŏnjok : personnes d’origines coréennes mais résidant en République Populaire de Chine2. Ces étudiantes ont ainsi pu comparer la vision de la pilosité dans leur pays ou région natale à celle de Séoul. Selon les deux étudiantes, la norme de l’épilation est moins forte en Chine continentale qu’en Corée du Sud. Cependant, l’interviewée principale estimait que le cas des Coréens de Chine ne représentait pas l’ensemble des Chinois. Celle-ci m’a aussi affirmé que ce qu’elle considérait comme acceptable en terme de pilosité était inacceptable en Corée où il ne doit rester aucun poil visible chez les femmes. Selon elle, les Chinois Han3 sont moins dégoûtés ou choqués par la pilosité féminine que les Sud-Coréens. Cela ne signifie pas pour autant que les femmes Chosŏnjok soient anti-épilation : l’interviewée s’épile ainsi depuis le collège car elle se sent plus « propre » épilée. Ici, elle n’invoque pas la norme sociale comme raison à l’épilation mais sa propre sensibilité par rapport à la saleté et à la propreté.

Le deuxième entretien s’est tenu avec une autre étudiante en anthropologie de l’Université nationale de Séoul, originaire, cette fois, de l’île de Cheju : une île sud-coréenne à l’histoire particulière4. L’étudiante excluait que la culture relative à la pilosité à Cheju soit différente de celle de la métropole, étant donné que ses habitants sont exposés aux mêmes médias que les autres. Elle avait conscience de la norme de l’épilation imposée aux femmes dans son pays. Étant féministe, ses propos exprimaient également une tension entre sa sensibilité en faveur de l’épilation (surtout en été car elle trouve cela plus hygiénique) et ses convictions : « et si cela devient encore une nouvelle oppression ? ».

J’ai réalisé mes deux entretiens suivants avec des étudiantes approchées via Internet à travers des groupes de communautés LGBT+, notamment des clubs d’universités5. Je souhaitais, en effet, également aborder la question de la pilosité à travers le prisme de l’orientation sexuelle, afin d’analyser d’éventuels particularismes. Une camarade et compagne de terrain cet été m’avait fait remarquer que les lesbiennes ou tomboy sud-coréennes, bien qu’ « assumant leur masculinité », s’épilaient. En France, ne pas s’épiler pour une femme est associé à la masculinité, à l’engagement féministe ou au lesbianisme. Peut-être la non-épilation n’était-elle pas liée à ces questions en Corée du Sud ? L’une des interviewées m’a affirmé qu’il n’y avait pas de tels stéréotypes en Corée du Sud et qu’une femme qui ne s’épile pas y était perçue simplement comme « une femme qui ne s’épilait pas ».

Au cours de mon terrain, je me suis aussi inspirée de l’article « Cosmetic Surgery and Embodying the Moral Self in South Korean Popular Makeover Culture » de Joanna Elfving-Hwang qui utilise des photographies de publicités prises dans l’espace public. J’ai entrepris de me rendre dans des magasins de produits cosmétiques et autres pour y photographier les objets en lien avec l’épilation. J’ai concentré cette observation dans le quartier commerçant de Myŏngdong. La plupart des magasins ne proposaient qu’un modèle de « rasoir pour femmes » très simple, et pas d’autres produits, sauf la chaîne de boutiques Olive&Young qui proposait rasoirs, crèmes dépilatoires, bandes de cires froides, etc. Cette pauvreté de l’offre de produits dépilatoires, en comparaison avec des pays comme la France, semble confirmer ce que j’avais précédemment évoqué dans mon dossier de recherche6 , à savoir que la dépilation laser définitive dans des cliniques spécialisées est préférée aux autres méthodes car elle est largement médiatisée comme étant sûre et encadrée médicalement. Une des étudiantes interviewées pendant le terrain s’est fait épiler au laser lorsqu’elle a eu une situation financière stable, car les effets secondaires du rasoir étaient pénibles et que l’épilation au laser dure plus longtemps. Elle a cependant affirmé que le moyen le plus « courant » de s’épiler était le rasoir (l’outil le plus présent dans les magasins). Le passage à l’épilation laser pourrait donc s’expliquer par une augmentation de revenus ou un changement de position sociale (premier emploi).

Illustration 1. Encadré en rouge, le rayon dépilation d’un magasin Olive&Young de Pusan.

Les entretiens que j’ai conduits m’ont confirmé certains points analysés dans mon dossier de M1 : la norme sociale de l’invisibilité des poils pour les femmes, l’inexistence d’une telle norme stricte pour les hommes, l’association des poils à la saleté, la préférence pour une dépilation médicalisée… Il m’a semblé que cette tendance se renforçait ces dernières années, surtout chez les plus jeunes. Le fait que le vocabulaire du dégoût soit employé par les interviewées et que l’épilation soit souvent présentée comme une méthode pour se sentir « propre » et « nette » m’a amenée à poursuivre mon travail de recherche en M2 sur les liens entre la pilosité et la propreté. Je suis aussi déterminée à intégrer le point de vue des hommes coréens dans ma recherche, même si je n’ai pu le faire pendant ce terrain.

Illustration 2. Seul outil dépilatoire du magasin de cosmétique Innisfree, un rasoir à usage unique.

Les principales difficultés rencontrées lors de ma recherche ont été l’arrivée dans une ville que je connaissais peu (Séoul), la prise de contact nécessaire avec des Coréen-nes universitaires ou non et les refus et absences de réponses à mes demandes d’entretien. Avec le recul, ce terrain a davantage été un « tâtonnement » à la recherche de pistes pour l’étude du poil en Corée du Sud, plutôt qu’une véritable enquête aboutie sur le sujet.

Julie POUJOL
Etudiante en Master 2 à l’université Paris Diderot
Boursière du RESCOR 2018
  1. BASOW, Susan A., « The hairless ideal. Women and their body hair », Psychology of Women Quarterly, 1991, pp.83-96. BASOW, Susan A., et BRAMAN, Amie C, « Women and body hair. Social perceptions and attitudes », Psychology of Women Quarterly, 1998, pp.637-645. TOERIEN, Merran, et WILKINSON, Sue, « Gender and body hair: constructing the feminine woman », Women’s Studies International Forum, 2003, Vol.26, n°4, pp.333-344. TOERIEN, Merran, WILKINSON, Sue, et CHOI, Y.L. Precilla, « Body Hair Removal : The Mundane Production of Normative Femininity », Sex Roles, 2005, Vol.52, N°5/6, pp.399-405.
  2. Les Chosŏnjok habitent, pour la plupart, au nord-est de la Chine, dans les provinces du Heilongjiang, de Jilin et du Liaoning, ainsi que dans d’autres villes chinoises. Les Chosŏnjok parlent donc coréen (avec un accent) et chinois.
  3. J’appelle « Chinois Han » (汉 ou 漢 hàn en mandarin, 한 han ou 한민족 hanminjok en coréen) les Chinois faisant partie de l’ethnie majoritaire en République Populaire de Chine, par opposition aux ethnies minoritaires comme les Coréens, Ouïghours, Tibétains, etc. C’est par le terme de « Chinois », sans précision, que l’on désigne d’ordinaire, dans le langage courant, cette ethnie.
  4. L´île, qui formait originellement le royaume de Tamna, finit par perdre complètement son autonomie au profit des royaumes de la péninsule coréenne en 1404. L’île conserve une langue (제주말, chejumal) très différente du coréen standard et incompréhensible pour le commun des Sud-Coréens.
  5. Les interviewées ont été abordées via des annonces postées avec l’accord des administrateur-trices sur les pages Facebook 숙명여대 퀴어모임 큐훗  (Sungmyŏngyŏdae k’wiŏmoim k’yuhut ‘ㅅ’ Club Queer de l’Université féminine Sungmyŏng k’yuhut ‘ㅅ’) et 퀴어홀릭 (K’wiŏhollik Queerholic) le club LGBT de l’Université Sŏngkyunkwan
  6. POUJOL, Julie, « Le traitement de la pilosité corporelle par le quotidien coréen Chosŏn Ilbo : ses aspects esthétiques, sociaux et médicaux », 2018.

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Academy of Korean studies Inalco Université Paris Diderot-Paris 7 EHESS